Lotus
Chapitre II : L'aile & la cuisse


      


1


De partout, la lumière jaillissait. Bridou flottait parmi les bulles colorées. Du moins en avait-il la légère sensation. Les yeux dans le vague, il ne pouvait distinguer les formes dans le lointain. Les bulles étaient belles. Orangées, elles prenaient dans la lumière une certaine grâce hypnotique. C'était bien. C'était bon. La plénitude se suffisait à elle-même. Son cerveau était-il HS ? Il n'en avait pas la moindre idée et n'avait d'ailleurs aucune envie de réfléchir à ce sujet, en eut-il été capable en cet instant.

Peu à peu, il prit conscience de la musique au loin, magnifique, mélodieuse. Les bulles s'effacèrent un peu en marge de sa conscience. Bridou aimait la musique, et celle-ci semblait avoir été composée par les Dieux.

Il regarda plus attentivement autour de lui et vit qu'il flottait bel et bien. Nul sol, nul plafond, nul mur alentour, nul autre que les bulles, la lumière lancinante, et la musique.

Un murmure se fit, fragile et lointain, glissant dans la musique en un chœur merveilleux de milliers de voix. Les larmes aux yeux, le cœur léger, le cochon perçut alors au loin les formes qui se mouvaient. Il vit d'abord la nourriture : charcuterie, fromages, fruits et légumes en tous genres, disposés en une multitude de pleines tablées qui n'attendaient que lui. Puis il y eut les truies, sublimes, dodues, sensuelles, dansant au rythme langoureux des notes délicates qui emplissaient l'espace. Sa queue s'en tirebouchonna un peu plus. Il était bien au 7ème ciel. Au centre de ces jambons d'amour qui se trémoussaient dans le vide, un trône. En son sein, le Seigneur. Il en oublia tout le reste.

JMB…

Le trône se fit plus net. Quand Sa Divinité prit la parole, sa voix porta haut et loin, d'une pureté telle qu'à la lumière de celle-ci le chœur faisait figure de parodie musicale.

Bridou.

Pris d'adoration, le cochon s'inclina aussi bassement qu'il le put dans le vide. Ecrasé d'un respect absolu, il attendit craintivement, n'osant s'autoriser ne serait-ce qu'un simple gruik.

Bridou, tu dois accomplir un périple.

Le porc releva son large museau, les yeux ronds.

Un périple Seigneur ?

Il est une ami que tu dois rallier, aux tréfonds de la forêt de Zora, par delà la Grande Montagne.

Son cœur fit un bond. Lotus...

Une fois sur les lieux, vous prendrez la route, toi, ton amie, ainsi qu'un noble chevalier.

Lisant l'appréhension muette de son sujet, JMB tenta de le rassurer : Il est un peu porté sur la viande rouge, mais c'est un des miens, et il m'est loyal. Tu n'aura pas à t'en inquiéter.

Mais le voyage ne sera pas sans danger, je le crains. Aussi, il serait préférable pour toi de recruter un compagnon de confiance, au risque sinon d'y laisser des plumes.


Des plumes..., répéta Bridou, rêveur.

Il secoua la tête et demanda : Et quel est l'objet de cette aventure ?

Le Grand JMB resta dans le vague. Un semblant d'ironie se dessina sur ses lèvres.

Ca, tu le leur demandera sur place.

Il dut se contenter de cette pirouette.

Seigneur ?

Oui Bridou ?

Suis-je ici au Paradis ?

JMB secoua la tête en signe de dénégation.

Non Bridou. Tu es bourré.



2


Les innombrables tables de la grande salle peignaient un ensemble pour le moins cosmopolite : Humains, gobelins, elfes, ondins, géants, nains, anges, tous égaux devant la bière. Les communautés oubliaient les vieilles querelles, et seule comptait la joie d'être ensemble, dans la célébration d'une fin de journée caniculaire. Le Peuple en liesse buvait, chantait, tapait le carton. Dans l'auberge chaleureuse, on refaisait le monde.

Quelque part dans cette grisante ébullition, Bridou refaisait quant à lui lentement surface.

Ronflll… JMB… Ohh… JMB… Ronflllll… Que tu es grand… Roonnnflll...

Doucement, il ouvrit deux yeux rougis. La lumière explosa et le contraint à les plisser vivement. Sa tête pulsait, éclatait en élancements toujours plus intenses et douloureux. Le vacarme du piano enjoué et les chants éméchés qui l'accompagnaient dans le fonds lui parurent un vrai supplice.

Le groin dans la bière, il tourna lentement le museau et découvrit sur le coin de sa table sa chope renversée, encore fumante de mousse jaunâtre. Dans un excès de courage, il se concentra, retint sa respiration, et se remit tant bien que mal sur ses pattes. WOOOOWWWWW… 1 Il réussit à se stabiliser et attendit quelques instants que sa vision en fasse de même. Quand ce fut à peu près le cas, il essaya de mettre un nom sur l'endroit où il avait péniblement repris conscience.

Dans le fond gauche de la taverne, légèrement en retrait de la foule, un elfe vêtu de beaux habits s'enamourachait d'une gobeline en fleurs. Acceptant la rose que lui proposait le gentleman, la petite créature se perdait en gloussements intimidés. Fugitivement, Bridou crut voir leurs pieds s'emmêler sous la nappe. Oulà, j'suis vraiment plein moi. Au bar, les poivrots agglutinés se promettaient amitié pour la vie et démontraient à eux seuls que la déchéance n'était pas un monopole de l'Homme. A droite, un espace avait été aménagé pour permettre à une bande de nains barbus de s'essayer au lancer de géants. Le cochon revint à sa chope et se demanda distraitement si elle n'avait pas contenu plus que de la simple bière.

Il se retourna et comprit alors que tout cela n'avait rien d'une hallucination. Trois lampes à kérosène brûlaient devant l'entrée du bastringue, une de chaque côté, la dernière accrochée par un clou au-dessus de la porte à battants. Surmontant la plus haute des lampes, un écriteau annonçait : Le OIK, Auberge de l'Impossible.

L'estomac noué, le cochon commença à sentir son ventre gambader. Son mal de tête prit de l'ampleur pour ne plus laisser place qu'à une douleur pulsative au niveau de la tempe. La nausée ne se fit pas longtemps attendre, et son nouveau Graal se présenta alors sous la forme de toilettes.

Bridou bondit de son siège et se mit à renifler désespérément le sol en quête de ces merveilleuses pièces où il pourrait à loisir se déverser. Un premier haut le cœur le prit qu'il réussit non sans mal à contrôler. Devant lui, des jambes semblaient se multiplier à l'infini tandis que le sol tanguait furieusement. Sentant l'inéluctable arriver, il força le pas autant que le lui permettaient ses petites pattes trapues. Les tables déferlaient autour de lui en un flot bruyant et diffus de rires et de chants. Son estomac lui donna le coup de grâce. Il ne put se retenir plus longtemps et se vit avec horreur vomir un mélange glaireux et aqueux d'alcool et de petits gâteaux.



3


Beurp…

Avachi, le cochon leva les yeux vers l'endroit où le sort avait voulu lui faire lâcher du lest. Il y découvrit une belle rangée de dents pourries et déchaussées, découvertes en un rictus qui n'avait rien d'engageant. Il remonta d'un cran et vit un faciès ancien noirci par la haine et le dégoût. Une veine gesticulait gaiement au-dessus d'un sourcil gauche secoué de spasmes. Le regard du vieillard, dans l'ombre de sa robe qui n'était plus totalement noire, s'alluma d'un rouge intense de malfaisance.

L'animal se recula impulsivement et se tassa tant qu'il le put contre les tablées de derrière. Le bras décharné du mage se leva en une masse glauque et bouillonnante. La mort propagea sa froideur partout dans l'auberge, où l'ambiance ne se résumait plus qu'aux incantations glacées de l'immonde forme meurtrière. Quelques cris fusèrent ça et là.

La masse jaillit mais n'atteint pas son but. Le cochon vit son champ panoramique prendre vivement de la hauteur pour se déplacer en direction de l'entrée de la taverne. En un éclair, il eut le groin plongé dans la faible clarté d'une lune à demi-pleine. Ahuri, il constata l'horizon voilé qui se déployait sous lui et tourna le museau. L'ange souriant qui le portait lui fit un clin d'œil. Salut mon pote. Tu savais que vomir sur un mage noir n'est jamais une bonne idée ?



4


Y laisser des plumes...

La forme mouvante glissa dans la lumière naissante du petit jour. Bridou posa pied dans l'herbe d'une plaine assez lointaine et isolée de la ville pour que ce dernier n'ait plus trop à s'inquiéter d'un quelconque retour. Ils avaient volé la nuit entière et étaient à présent repus de sommeil. L'ange toucha terre à son tour tandis que son acolyte finissait de se vider dans un buisson. Le cochon revint, le teint grisâtre et la mine déconfite.

Merci. fit-il pantelant.

Ca va mieux ?

Après quelques instants de réflexion, il répondit gravement : Je crois bien que oui. Mais un vol dans un état d'ébriété n'est pas une sinécure.

L'ange acquiesça : Je pense savoir de quoi tu parles.

Il s'épousseta les ailes, s'étira longuement, puis s'assit dans la mousse où il s'allongea les mains derrière la nuque. Les étoiles scintillaient encore dans le ciel violacé du levant. Un instant après, elle s'éclipsèrent pour… Pour? Et bien pour un groin tout rond et tout rose, le groin du cochon qui le fixait hébété.

Plumes... lâcha-t-il.

L'ange ne bougea d'abord pas, puis l'image du porc régurgitant dans les buissons s'imposa à lui. Il retira en urgence sa tête. Si l'on avait coutume de dire que marcher dans le crottin portait bonheur, il n'était pas certain de vouloir expérimenter d'autres cas de figures. Sur les genoux, il interrogea du regard l'animal qui le regardait rêveusement. Bridou sortit de ses songes et s'excusa. Il s'assit sur son petit derrière, et, se remémorant sa vision de la veille, la partagea à son nouveau compagnon, qui l'écouta avec attention. Lorsqu'il eut fini, il se tut, et laissa l'ange méditer.

Ainsi, tu penses que je pourrais être ce quatrième aventurier auquel JMB a fait allusion.

Y laisser des plumes... répondit-il en hochant la tête. Ce n'est pas une coïncidence.

L'ange réfléchit à ces paroles. Sûrement.

Son visage s'illumina : De toute façon mon pote, je serai bien obligé de t'accompagner, vu que je suis ton ange gardien.

Il se remit debout et s'inclina respectueusement.

Frolll, pour te servir.



1 – NDLR : A ne pas confondre avec l'appel rituel des joueurs du jeu du même nom.