Samouraï Champloo
écrit par Jean Pascal


      


Toshiro et Isao avaient cinq ans. Ils s’entraînaient ensemble à l’art préféré de tout samouraï : le Bushido. Ils suivaient l’enseignement de Konda, un vieux samouraï expérimenté. Ils vivaient dans une maison de pierre, de bois et de chaume, un grand pré désert où passait une rivière leur servant de jardin. Ils vivaient là car Konda avait des ennuis en ville. Les deux jeunes enfants passaient leur temps à se battre avec des Bokens* contre un arbre. L’arbre, qui était géant, et qui donnait l’impression d’être vivant et en mouvement; il se « battait » lui aussi avec les enfants, de ses longues branches griffues telles les bras d’un démon. Soufflant des jets de feu, il se dressait majestueusement, de toute sa splendeur. Jamais il ne tombait sous les coups des petits samouraïs enragés. À l’heure du déjeuner, les deux guerriers, pas plus hauts que la lame d’un petit Wakisashi*, rentraient en courant dans le temple des dieux-samouraïs, la simple petite chaumière. Ils déposaient alors leurs Bokens, faisaient un brin de toilette, et ingurgitaient tout ce qu’ils pouvaient sans exception faite.

Le maître, lui, souriait.

Le temps passait et nos deux jeunes héros étaient devenus expérimentés. Ils avaient maintenant neuf ans et étaient capables d’accomplir des exploits surhumains. Ils étaient aussi rapides, très rapides. Ils se défiaient souvent sur des courses, s’étalant sur plusieurs dizaines de kilomètres, si bien qu’un jours ils se retrouvèrent à l’entrée de la ville. Étant donné que leur maître leur avait défendu d’y pénétrer, ils firent demi-tour; mais une affiche publicitaire pour un tournoi « catégorie enfant » de Bushido attira l’attention de Toshiro et de Isao. Ils restèrent sans bouger, à lire et relire l’affiche. L’ambition de la victoire stimulait leur émotion : pleins d’espoir, ils rentrèrent chez eux en se promettant d’en parler à leur maître.

Arrivés à leur chaumière, ils virent Konda qui les attendait dehors, se balançant sur sa chaise à bascule. Ils se précipitèrent vers lui et lui demandèrent de participer au tournoi. Konda regarda le vide, réfléchissant intensément. Il se leva, rentra dans la maison puis en ressortit avec quatre sabres scintillants ; deux Wakisashis et deux Katanas*. Il les leur donna, puis dit en souriant :

-Ce jour devait arriver et il est arrivé. À partir de maintenant, vous suivrez votre entraînement avec de vrais sabres. Si vous êtes prêts, vous irez vous battre et vous remporterez la victoire. Si vous n’arrivez pas à vos fins, je ne vous enseignerai plus rien et vous vivrez de vos mains.

Deux lunes plus tard, le jour tant attendu arriva. Les deux petits samouraïs passèrent les éliminatoires sans aucun problème. Vinrent ensuite les premiers combats, où la plupart des enfants avaient environ quinze ans. Mais pour son premier combat, Toshiro tomba sur un jeune de dix-sept ans. Huit ans d’écart, qui ne suffirent pas à faire perdre Toshiro : sans effort apparent, il cassa un genou, les deux bras et la clavicule de son adversaire juste avant que ce dernier n’abandonne. Aucun des deux n’avaient dégainé leurs sabres, Toshiro n’en eut pas besoin et Isao n’en eut pas le temps. Les combats se montrèrent aussi faciles pour nos deux héros, tout au long de la journée. Combats après combats, ils franchissaient une étape qui les menait à la victoire. Combats après combats, leurs noms se faisaient connaître.

Tandis que la finale approchait, Konda acquiesçait dans le public. Il était fier de ses deux disciples. Tout leur travail aboutissait enfin. À neuf ans, ils allaient gagner un tournoi. C’était tout ce qu’il aurait pu souhaiter dans sa vie de maître : former deux bons samouraïs, qui auraient de la renommée à travers tout le pays.

Arrivés en finale, Toshiro et Isao s’affrontaient enfin. Sur le ring, la tension montait et la sueur coulait. Ils savaient tous deux qu’ils ne retiendraient pas leurs coups.

Le gong retentit. Avec la rapidité de l’éclair, Toshiro dégaina ses sabres et s’élança vers Isao, qui leva son katana. Poussé par son élan, il porta le premier coup qu'Isao eut du mal à contrer; mais ce dernier riposta dans la foulée avec des séries de coups précis et puissants qui obligèrent Toshiro à reculer. Profitant de sa position offensive, Isao accéléra ses mouvements : on les voyait à peine. Mais Toshiro, autant surprenant que cela puisse paraître, ne se servait pas de ses sabres pour les bloquer. En effet, il se servait de ses avants bras pour arrêter les coups de son adversaire, les amortissait, et ainsi ne se blessait pas. Il leva alors son immense lame et s’élança dans les airs, suivi d’Isao.

À cet instant précis, des hurlements retentirent de la foule. Maître Konda gisait par terre, dans une marre de sang, un sabre lui transperçant la poitrine. Devant cela, les deux enfants se précipitent vers le corps de Konda. Il était mort, mais un large sourire illuminait son visage. Les larmes aux yeux, les deux Ronins* se jurèrent de retrouver l’assassin et laver l’honneur de leur maître.



Huit ans plus tard, Toshiro et Isao s’apprêtaient à venger Konda ; comme le dit le proverbe, la vengeance est un plat qui se mange froid.

Un homme barbu entra dans la taverne. Il avait le visage terni et creusé, dénudé d’expression. Il s’assit et commanda une bouteille de saké, qu’on lui apporta sans tarder. Il l’ouvrit, et bu son contenu à petites goulées dans une écuelle en porcelaine. Quand il eut terminé, il commanda une deuxième bouteille. Puis une troisième. Complètement ivre, il demanda une chambre au tavernier et y monta en titubant en emportant avec lui ce qui restait de la troisième bouteille : de quoi se remplir une ou deux dernières écuelles. Toshiro et Isao le suivirent. Ils n’eurent aucun mal à s’infiltrer dans sa chambre ; le pauvre homme ne voyait plus très clair. Il s’allongea sur le lit, ferma les yeux. Il ne put jamais les rouvrir : deux sabres vinrent le transpercer de part en part. Toshiro et Isao prirent le temps de se recueillir et de savourer leur vengeance après huit ans d’attente, d’enquête et de filature. D’un mouvement parfaitement synchronisé, tout deux essuyèrent le sang qui souillait leurs armes et s’en allèrent. L’honneur lavé, le coeur libéré, ils sortirent de l’auberge et partirent de la ville.


Après de silencieux adieux, les deux samouraïs se séparèrent ; Isao partit chez les moines à Okina et Toshiro prit la route pour retourner à la maison de son enfance, où il avait habité avec son ami et son maître.

Ainsi, Toshiro marchait le long de la route, repensant au démon qu’il essayait de terrasser, tous les jours, avec Isao. Mais une fois arrivé, il ne vit qu’un arbre à l’écorce cassée et aux branches tordues. Quant au temple sacré des dieux-samouraïs, il n’était qu’une vielle maison de pierres sous un toit de chaume. Victime du fruit de son imagination enfantine, il sourit et s’assit sur la chaise à bascule de son maître. Ses paupières se firent lourdes, et il se laissa vaincre par le sommeil.



NDLR : Voici une petite aide pour permettre au lecteur de ne pas se perdre dans ce monde quelque peu oriental...

*Bokens : faux sabres (en bois) de samouraïs pour les jeunes apprentis.

*Katanas : grands sabres de samouraïs. Servent en général à maintenir l’adversaire éloigné. Armes redoutables à distance, mais peu pratiques si l’adversaire est rapproché.

*Wakisashis : petits sabres de samouraïs. Armes redoutables au combat rapproché, mais peu utiles si l’adversaire est éloigné.