Derniers jours d'un torturé à mort


      


Trop de jours se sont écoulés. La notion du temps a lentement perdu de son sens depuis que je suis captif, dans cette cellule humide et puante. J’ai été condamné, puis incarcéré. Voilà ma faute : l’Hérésie. Autre mot pour signifier la vaste connerie qui anime ce qui reste d’un monde néo-humain.

Ma foi ne m’a pas quitté. J’ai douté, bien sûr, mais les exactions de l’Empire ont été comme autant de rappels sanglants en moi. Mes proches, Julia, ce en quoi je crois, une vie simple, l’avenir… Il y a tant de raisons de me battre. Mais à bien y penser, je n’ai peut-être jamais cessé de me remettre en question. Certes, j’ai péché. La tentation a été grande de rejoindre le Sombre Chaos. Le bien et le mal se sont oubliés, il y a longtemps déjà, dans l’avènement d’une loi absolue, aux prémices du second millénaire.

J’ai fui, des profondeurs du Désert jusqu’aux souffres des massifs de l’ère subatomique où je me suis tapi. Le risque était grand de perdre mon épiderme, mais la peau se vend à bon prix au marché noir. J’ai fui. Mais Lui eut du flair. L’Inquisiteur, Chevalier Méca sur destrier d’acide.

Mon procès s’est déroulé d’un souffle. Les anciennes démocraties légendaires peuvent bien nous envier cette joie de notre fléau de justice.

Vous serez placé entre les mains de l’être en qui nous devons votre présence. L’Inquisiteur Markus doit être récompensé. Vous lui apporterez son dû : votre corps.

Le juge avait alors porté son regard aux bas-fonds de l’assistance. Je me suis retourné pour le voir, le non-humain aux diodes plus luisantes qu’à l’ordinaire. L’image de Julia me traversa fugitivement l’esprit. Puis la ceinture neuro-musculaire qui me ceignait la taille s’activa, ne laissant plus de moi qu’un simple corps sans conscience.



Lorsque je repris connaissance, un crâne délavé plongeait sur moi des yeux songeurs qui n’étaient plus. Bienvenue, semblait-il m’annoncer. Une lueur bleutée coulait de sous une porte cloisonnée, au-delà de murs sombres sans fenêtres. L’odeur d’urine que je m’étais imaginée ne vint pas, au contraire de l’arôme âcre de la moisissure.

Mon corps sortit peu à peu de son sommeil, pour accoucher d'une gêne au bas du ventre. Mes doigts fébriles rencontrèrent un modèle voisin de la ceinture du tribunal. De longs fils y émergeaient pour disparaître dans ma chair. Ainsi, l’idée même d'évasion ne viendrait qu’avec celle de la folie : le ceinturon et les sangles à chaque membre étaient conçus pour me transformer en légume au dehors de ma cellule. Quant au réseau de fils, il m’apporterait l’ensemble des minéraux vitaux. Le problème des déchets organiques n’avait pas lieu d’être.

Et pourtant, j’allais en chier.



Le temps n'existait pas. Mais les jours durent passer, heures après heures, minutes après minutes… Mes périodes de sommeil succédaient à la semi-conscience. Le soleil n’existait plus pour moi. Seuls le crâne, les souvenirs de mon amie, ainsi que quelques cris mornes perdus, provenant du couloir, me rappelaient l’existence d’un monde au dehors.

Une voix raisonna un jour dans mon non-univers… Impersonnelle. L’Inquisiteur. Mon tour était venu. Il était entré dans la cellule avant même que je ne l'intègre à la réalité. La douleur vint d'abord, puis des mots me conseillèrent de ne rien risquer, tandis que ses doigts froids de métal désactivaient les capteurs de la ceinture.



Je fus traîné au travers de dédales glauques où tout n’était qu’ombres. Le peu de lumière diffuse m’agressait les yeux. Au bord de l'évanouissement, je vis l’androïde stopper, dans ce qui restait des ruines malades d’une clinique antique, pour composer le code d’entrée d’un sas blanc-gris. Je pus reconnaître certaines lettres de l’ancien alphabet. Mes pires craintes furent confirmées, lorsque, entrant dans la pièce, mon trouble laissa place à la réalité d’une sorte de… On eut dit… J’en étais sûr à présent… une salle de torture.



L’endroit semblait être les restes oubliés d’un laboratoire expérimental. A chaque opposé, des rangées d’aquariums aux contenances informes dormaient contre les murs. Des lits gisaient désordonnés, bombés de sclérose sous des draps prune, qui jadis avaient été blancs. Je m’attendais à voir l’un de ces linges tressaillir à tout instant, mais les cadavres qui s’y trouvaient, à moitié putréfiés, avaient sans doute plus à gagner dans la mort que dans la vie.

L’androïde me plaqua contre le sol aussi facilement que s’il s’agissait de l’un des nombreux gosses qui souillaient les rues, et je les vis, mutants, les yeux globuleux comme des cerises trop mûres. Des rats envieux de sang frais qui couinaient à l’occasion.

L’Inquisiteur se dirigea vers l’une des couches. Une forme gicla au sol, d’où un liquide visqueux s’échappa lentement. Un rampant hésita d’abord, puis s’approcha prudemment de l’offrande. Quand mon bourreau revint, c’était toute une colonie qui goûtait son met. Sous ce concert animal, des lanières me furent fixées. Ma vue se réduisit au plafond bas illuminé par la seule lampe, clignotante, qui éclairait l’espace. Mes muscles se rétractèrent. Une lame glissa sous ma chair. Mon sang coula au sol, couleur vermeil, au rythme irrégulier du métal tranchant qui allait et venait, vivant de sa réalité. Je les sentais qui lapaient sous moi. Les diodes m’emplirent la vue alors que l’un des rats, qui avait escaladé la rouille, trottait furieusement au niveau de ma jambe gauche. Je le vis alors m'emplir la vue, chromé sadique de circuits teflon. Je vis ces yeux au travers de mes larmes.

Repens-toi ! Repens-toi, pêcheur ! Implore ton pardon à l’Empereur éternel !

Je souris malgré moi. La lame me siffla au visage. Je n’eus plus conscience de ma joue morte. Je ne sentais pas les canines rasoirs qui me tranchaient le mollet. Je n’entendais plus les rats. J’étais avec Julia. Ses cheveux glissaient dans la lumière douce du couchant. Sa main dans ma main, témoins de la petite mort du soleil, qui de ses rayons pourpres insouciants nous promettait l’avenir.



Je ne suis pas seul. Lorsque je repris conscience sur ma couche aseptisée, mon regard embrumé se porta sur une masse violette au bas de la cloison. Le nuage lapis prit lentement forme humaine contre le mur qui se reflétait au travers de ses paumes tournées au plafond, de son ersatz de corps emmitouflé d'un autre millénaire, au travers de ses jambes veineuses ramassées au sol, le pied gauche flottant tout proche du crâne. De sous sa capuche, je lui vis une pupille livide. Mon âme semblait se baigner dans cet oeil, pour s'y noyer. La chose puait la mort.

Je ne bougeais d'abord pas. Puis des flash me revinrent de la séance délicate. Mon visage se disloqua mollement pour retrouver mes jambes inertes, mais meurtries de profondes entailles purullantes de sang ocré. Elles étaient bien là, ce qui n'avait pas été gagné d'avance. Je me reportais à lui, tout aussi irréel.

Je fermais les yeux, dans l'attente peut-être de savoir qui de nous deux était le fantôme.



Je le revis encore après mon second passage au goût de souffrance. Son visage était celui d'un homme âgé, un cadavre dont les tendons amers semblaient ne tenir que sur du néant dans le noir de son capuchon. J'aurai bien aimé pouvoir me confier. A un mort plutôt qu'à un vivant, c'était préférable à un repli sur soi. Mon corps hurlait, mais je ne pouvais parler : mon bourreau m'avait arraché la langue, pendante de sang et de nerfs bleuis, puis me l'avait écrasé sur la joue en hurlant de me repentir. J'ai hurlé malgré tout, je crois, avant que tout ne redevienne noir sous la douce langueur de l'ultra-morphine qui me pulsait les veines.

L'homme souriait. Je n'étais pas mort. La mort aurait été un soulagement, un répit, au vu des milles souffrances et tourments que je venais de vivre... Je ne pouvais bouger. Lui restait affalé, inerte. Nos mains pourtant s'approchèrent l'une de l'autre. Je pris la sienne. L'homme me souriait. Le Grand Chemin s'arrêtait là pour moi. Julia, Maman, je m'en vais vous retrouver.

De mes yeux mis-clos avec lesquels je ne verrais plus, j'observais mon corps éteint.

Viens, sortons, me dit mon compagnon de cellule.

Je lui souris à mon tour. Et nous nous échappâmes.