Magic et moi #2
L’arrivée du bouffon
écrit par IkitLaGriffe


       Une petite ville industrielle, en province, ça ressemble à ça : des usines déglinguées, des chômeurs qui flânent, des R5 à sièges en moumoute zébrée, et les beaufs qui vont avec, et puis les voisins d’immeubles qui braillent, des gens qui puent, des chiens dégueulasses, des centres-villes bourrés d’opticiens et de compagnies d’assurance, des bus, des tags, des pubs et à chaque coin de rue des VTT entassés, avec le cul dessus des tas d’ados attardés qui claquent leur tune en frizzy-pazzy 1.

Voilà où j’ai déboulé, du haut de mes treize ans, en vrai pionner elfe de la Gathering dans cette ville de sauvages, paladin made in Wizard of the Coast venu sortir tous les culs terreux de mon âge de leurs collec’ de pin’s et de pogs. J’avais en poche mon tout premier deck, blanc-bleu merfolk-soldier-homarid-Merseine, plus tout ce qu’on trouvait à peu près en blanc-bleu dans Fallen Empires.

Ma première tâche a été de convertir Rom, mon meilleur pote. D’abord il a fait le dégoûté, en prétextant qu’il avait passé l’âge des images Poulain et des vignettes WWF. Après, quand il a appris que les « grands » (comprendre ceux du lycée) de son quartier dealaient à mort en The Dark et Legends, ça a fait tilt. On a été deux, puis cinq, puis sept 2. L’invasion Magic commençait. Changement de nature des récrés au collège : les minutes bêtes passées à s’ausculter le blanc des yeux (ou à se taper dessus) ont fait place à des transactions et duels frénétiques. Dans la cour, le C.P.E (Blin, un nabot rougeau à la mâchoire molossoïde) nous trouvait des airs louches et chuchotait des suites de « Moui moui moui » soupçonneux ; mais enfin, depuis Magic, il fallait reconnaître qu’il y avait moins de carreaux cassés et moins de bastons. Ça soulageait l’infirmière.

Le problème number one de cette période, en fin de compte, ça a été l’approvisionnement. Dans notre ville, vous pensez, y avait déjà pas moyen de dégoter des Adidas ou de capter M6 ; alors des Magic… Aussi, les potes réunis en conseil dans notre super planque (les gradins désaffectés de l’ancien stade municipal, avec les vestiaires intacts et le coin buvette, nickel), j’ai pris la parole et j’ai dit :

Y en a lourd comme ça de compter sur Steph pour ramener la came chaque samedi (Steph, c’est le seul qui allait « à la ville », la vraie, chaque samedi), surtout qu’il n’y a jamais assez de boosters pour tout le monde et ça fait des engueulades… Alors voilà, on va aller au magasin de jouets minable du centre et on va réclamer des Magic. On ira tous les jours si il faut.

Il y avait en effet, par chez nous, une petite boutique kitch où un vieux bonhomme gris et sec, avec des yeux de cocker et le front aussi plissé que le cul du pape (enfin, je subodore) vendait des trucs cloches dans le genre Foodfighters ou Barbie robe de lumière…

On n’a qu’à faire comme pour le coup de la (fausse) blague du fou et de la tarte au concombre : à tour de rôle, chacun y va son jour de la semaine, et puis demande, l’air crâne, « Vous avez pas des caaaaartes Magic ?? »

Notre harcèlement du vendeur à front-cul plissé a été affreusement long, mais l’essentiel est que tout ça a enfin porté ses fruits.

« Est-ce que vous avez des caaaaartes Magic ??? »

Quand j’y pense ! Le salaud a résisté pendant pratiquement un an, et j’avoue que sur la fin, on était sur le point d’abandonner.

« Bonjour, excusez-moi monsieur, est-ce que vous auriez pas des caaaaaartes Magic, par hasard ??? »

Et puis soudain, un matin, Ô joie ! Vinss’ est arrivé au collège avec en main les tout premiers boosters direct from Ploucville ! On allait pouvoir se gaver d’Ere Glaciaire, à satiété. Ce vendeur était finalement assez sympa, un peu rétro, c’est tout. Et sur ses vieux jours, il n’arrêtait plus de commander et de commander, mais toujours des Portal ou des packs pour débutants, si bien qu’on a été obligés de reprendre en main ses bulletins de commande. Il est mort depuis, je crois : il avait des problèmes cardiaques dû à un stress sans source apparente.

De fait, la pause midi du collège se changea en une hystérie collective du matage, de l’arnaque et de la chouraverie. Le bonheur, quoi. Plus de trente joueurs. Le seul truc gênant, c’était de devoir jouer aux cartes sur les bancs, assis sur l’herbe ou couché dans les graviers. Y avait bien la perm, mais bon, ça obligeait la moitié des types à détourner l’attention du pion. Et puis pour l’ambiance, bof : il y a comme ça des endroits où on doute moins que l’homme descend du singe ; pour moi, la permanence du collège en a toujours fait partie... Même si crader les cartes dehors n’avait pas trop d’importance (surtout quand on ne sait rien encore du fossé essentiel qui sépare very fine - de near mint +), il aurait été grandement préférable de jouer sur les tables des salle de classe. C’est comme ça qu’on a été amenés à former un club (mais ceci est déjà une autre histoire ! pour la prochaine fois peut-être).

Il y avait plein de trucs bath en Ice Age ; par exemple il y avait le Bonnet du Bouffon. Au collège, personne ne l’avait jamais vu, ne serait-ce qu’effleuré des doigts. C’était un mythe sacré, et les conjonctures allaient bon train sur ses effets forcément dévastateurs : sinon, pourquoi ornerait-il tous les boosters, avec son sourire de travers ? On achetait comme des forcenés en Ice Age pour chopper cette foutue carte, vrai billet pour le respect éternel. Plusieurs fausses rumeurs ont couru, je me souviens, comme quoi un type l’avait décroché, et ça a déclenché de furieuses pagailles pour être le premier à mettre la main sur le dit type.
Mais le premier à l’avoir eu, pour de vrai, le Jester Cap, ç’a été Paulin. Facile. Paulin c’était un petit con de riche qui pavanait avec ses fringues Chevignon parce que son père était médecin et lui refilait cent balles de flouze de poche par quinzaine. Ah, le salopard… Même pas digne d’avoir un Jester ! On peut dire que ça nous faisait bien mal, et grincer des dents comme il faut… Alors à la récré de quatre heures, la décision a été prise. On a été voir Paulin, on l’a bien entouré de tous les côtés et surtout par devant et on lui a dit :

Y parait que t’as tapé le Jester, mec ? Fais mater un peu.

Alors Paulin, la bouche encore plus de travers que celle du Jester, a sorti sont classeur Pro et a tourné ses pages lentement, du bout des ongles (déjà rien que pour ça, il vous donnait envie de le baffer), et puis il a montré le fameux Bonnet. Je l’ai pris, je l’ai bien regardé, et j’ai soupiré :

Mouais, bof. Je vois pas trop l’intérêt d’imprimer des thons comme ça...

Là, Paulin s’est échauffé, et il a essayé de vanter tous les mérites de son trésor. Et il n’arrêtait pas de répéter Bonnet du Bouffon, Bonnet du Bouffon très vite ; et du coup, le pauvre, il m’a craché un peu sur la veste… Je l’ai choppé au colback :

Dis donc, gosse, arrête de t’chauffer les joues, tu vas faire bouillir ton Biactol.

Et Nicobar lui a lancé par-dessus :

Et de toute façon, c’est toi le bouffon ! 3

Nicobar a toujours des blagues hyper lourdes, si bien qu’on se sent obligés de siffler à chaque fois qu’il en sort une (Nico, si tu me lis, tu sais bien qu’on t’aime quand même !), mais là pour le coup, il nous a fait marrer et ça nous a mis en train. Les copains ont attrapé Paulin sous les bras, de manière à ce qu’il puisse tranquillement regarder Nicobar faire des petits trous dans son Jester avec la pointe d’un compas. Après on le lui a dédicacé au marqueur, et puis moi j’ai déchiré le texte pour le garder, vu que c’est quand même une carte complexe, ce Bonnet, et que j’avais envie d’y réfléchir un peu par la suite. Après ça, le reste, on lui a fait bouffer…

Vrai, c’est pas toujours drôle, la vie en province... Mais quand ça l’est, bah... ça l’est !




1 - Ceux qui ne savent pas ce qu’est le Frizzy-Pazzy, eh bien... ils ont de la chance.

2 - NDLR: Théorème : Les joueurs de Magic jouent toujours par groupe de cardinal un nombre premier. Démonstration : en voilà un exemple, donc c’est toujours vrai.

3 - NDLR: Non, on vous jure que cette réplique n'est pas inspirée de Gaijin.