Comme yinyin nous a gentiment proposé sa vision d'une société utopique (mais vraisemblable), je vous propose celle-ci, qui m'avait marquée à l'époque où je l'ai lue.
François Cavanna, dans Charlie Hebdo, 1970
Mon royaume utopique
J'ai toujours eu du mal à m'endormir. Alors, sur l'oreiller, le pouce dans la bouche, je me raconte des histoires. Des choses qui me font plaisir. Et comme ce qui me ferait le plus plaisir serait que tout le monde soit heureux, disons le moins malheureux possible, c'est ça que je me raconte. Un monde qui tient debout. Attention, pas l'utopie belle où il suffit de mettre des "si" partout pour que ce soit le conte de fées. Non. Moi, il me faut du possible. Pas de science-fiction, pas de surhommes, super-sages, super-bons, super-tout. Faire avec ce qu'il y a. C'est la règle du jeu. Si je triche avec moi-même, le jeu n'est pas marrant. Bon. Du vraisemblable, donc. De l'accessible à pas trop longue échéance. Du faisable aujourd'hui, si on s'y mettait. Si on voulait vraiment. Demain, à la rigueur. Mon "Meilleur des mondes" à moi. Sauf qu'il est pas, comme celui d'Huxley, pessimiste. Le mien, il est chouette. Vous allez voir. J’espère que vous vous rendez compte de l'honneur que je vous fais. C'est la première fois que j'invite quelqu'un dans ma tête. Faîtes pas attention si le ménage est pas fait. A la fortune du pot, hein.
Et bon, j'avais commencé le papier la nuit dernière, et puis j'ai dû laisser tomber parce qu'une espèce de grippe ou je ne sais quelle ordure de saleté m'était entrée dans le nez, à la sournoise, et foutait le bordel dans mes idées à grands coups de tatane, et alors je suis allé me coucher, vaincu, terrassé, la morve au nez, bof ça ira mieux demain, et voilà, demain c'est maintenant, et ça va pas mieux, et ça va plus mal, beaucoup plus mal, oh ! la la, et ma tête est une citrouille pourrie avec rien que du sale dedans, et pour les idées, cours après, et ça m'apprendre à céder lâchement du terrain devant le microbe conquérant. Alors écoutez voir, cet article formidable que je vous mijotais, ce n'est pas encore pour aujourd'hui que vous l'aurez. Ca serait de la bouillie, du caca, ni fait ni à faire.Je vais juste vous balancer quelques notes que j'ai gribouillé sur des bouts de papier, je secoue le sac par terre, démerdez-vous, et si ça vous plait pas c'est pas grave, il y a encore onze autres pages dans le journal, onze pages géniales, j'ai pas peur de vous le dire, que si vous en trouviez seulement une comme ça, je dis bien une, dans toutes les putain de pages des journaux à la con qui vous prennent vos sous et vous donnent de la réclame et du pipi, vous seriez éblouis, éperdus, comblés, alors qu'ici, dans L'Hebdo, le génie, c'est chaque centimètre carré, alors vous êtes gâtés pourris fines gueules et s'il y a une seule fois un seul petit endroit un peu faiblouillard exceptionnellement, vous gueulez à l'assassin, vous foutez le feu au kiosque et vous sodomisez la marchande jusqu'à ce qu'elle ait déposé dans votre paume le dernier centime du franc cinquante, ne dîtes pas le contraire, je vous ai vu.
Bon. En vrac.
- Unité politique de toute la planète. Pas de nations, pas de frontières. tout homme chez lui partout.
- Égalité absolue en droits de tous les habitants de la terre, y compris droit à une part égale des richesses produites dans le monde entier.
- Unité économique. Planification à l'échelle mondiale. On ne produit que le nécessaire, là ou il est le plus judicieux de le produire, et on le répartit partout. Pas de vente forcée, pas de persuasion publicitaire, puisque pas de concurrence.
- Égalité absolue en richesse pour tous les hommes. Impossibilité de s'enrichir. Soit par suppression de la monnaie et distribution pure et simple des marchandises suivant les besoins. (qui se confondraient de plus en plus avec les désirs), soit par adoption d'une monnaie essentiellement non thésaurisable, démonétisée chaque mois, qu'il faudrait donc dépenser intégralement avant la fin du mois. Pas d'épargne.
- Suppression des objets de luxe, ersatz de la monnaie et moyen de thésaurisation : or, pierres précieuses, etc... Dépréciation de la valeur marchande des œuvres d'art. Une œuvre d'art est une propriété commune. Nul ne peut la monopoliser, ni la considérer comme un "placement". Rien ne pourrait-être un placement. Impossibilté du troc par l'abondance des biens et la modération des besoins.
- Pas d'interdiction, du moins dans la mesure du possible. Rendre plutôt les choses impossibles, ou sans intérêt, que les interdire. Par exemple, si l'acquisition de richesses clandestines est fort difficile à interdire, elle par contre facile à rendre inintéressante, dès lors que la propriété n'est plus garantie par la loi.
- Pas de propriété, ni privée ni collective, ou plutôt : propriété limitée aux objets personnels, meubles, habitat, en volume limite (à préciser) et égal pour tous. La terre qui nous porte et les biens qu'elle produit n'appartiennent à personne, pas même à l'humanité. La personnification des "collectifs" (états, firmes, associations, etc.) conduit à des superpossédants, dont il suffit de prendre la tête pour devenir superpossédant soi-même.
- Pas de gaspillage. Hiérarchisation des besoins. Ne pas produire n'importe quoi, n'importe où et n'importe quand. Quand tous auront à manger, on pensera aux cure-dents.
- Une seule autorité pour l'humanité entière. Pas d'intermédiaires. Le fédéralisme poussé jusqu'à l'extrême limite : l'individu. A la rigueur, si cela s'avère psychologiquement nécessaire, de petits groupements : communes. mais si petits que les conflits ne risquent pas de devenir ravageurs malgré l'autorité mondiale.
- Centralisation de toute l'information. Un gigantesque centre mondial de traitement de l'information, avec émetteur-récepteur individuel ultraminiaturisé pour chacun (bracelet-montre ?). On demanderait tout, absolument tout ce qui peut-être sujet de question, on aurait la réponse immédiatement, où qu'on se trouve. Qu'il s'agisse de renseignements scientifiques, littéraires, de l'heure qu'il est, etc. mémoires s'accroissant d'elles-mêmes. Audiovisuel (projetable). Également communications entre individus (téléphone, vidéo), le centre jouant le rôle de central universel. Information totale, pour tous à tout moment. Également tous problèmes logique, etc. Dialogue homme-machine en clair. D'où : Inutilité des livres, journaux, bibliothèques, discothèques, radio, télévision, téléphone, pendules, courriers, factures, monnaie, chèques, papier d'identité, cartes, plans, manuels, mode d'emploi, etc. Tout serait mémorisé dans le centre mondial, absolument tout ce qui peut-être mémorisable, de puis le nombre de poils d'une patte de guêpe jusqu'à l'état de votre crédit-dépenses, depuis toutes les œuvres littéraires jamais écrites jusqu'à votre formule sanguine lors de votre dernière visite chez le médecin... Bien sûr, l'objectivité absolue. La machine ne peut-être qu'objective. Elle ne sait pas tordre la logique, ni mentir par omission, ni exagérer, ni se passionner. A condition que l'homme ne la perturbe pas...D'où : enseignement prodigué à tous à tout moment, perpétuellement perfectible, perpétuellement remis à jour.
- Confort maximum dans simplicité maxima. Bien-être, abondance, mais pas de luxe, pas de gaspillage, pas d'apparat.
- Recherche d'énergies "propres", non dévastatrices. Fin de l'énergie chimique : bois, charbon, pétrole, etc., dévoratrice d'oxygène, pollutrice, dévastatrice de forêts et d'océans. L’utilisation de l'énergie nucléaire ou, encore mieux, de l'annihilation de la matière, sans déchets radioactifs, devrait mobiliser toutes les ressources de la science appliquée. Énergie produite sur place, là où on en a besoin, voire portative. Plus de lignes électriques.
- Biologie. L'immortalité.
- Suppression du massacre des animaux. Culture en milieu nutritif artificiel d'organes animaux détachés : muscles ou autres, que la boucherie, la charcuterie, et la cuisine traiteraient comme n'importe quelle viande, mais sans avoir à tuer. D'où : suppression des pâturages, des abattoirs, des prairies artificielles, etc. Système étendu à toutes les productions animales : peau, cuir, fourrure, laine, etc.
- Remplacement de tous les textiles végétaux par des textiles synthétiques. D'où : suppression des champs de coton, chanvre, jute, sisal, etc.
- La disparition des livres journaux, prospectus, emballages, etc., entrainerait celle du papier. D'où : suppression de l'exploitation forestière.
Etc.
Tout ça, vous le voyez, a un fil directeur : même droit au bonheur pour tous, à condition, bien sûr, de n'avoir pas des exigences incompatibles. On peut difficilement assurer à la fois le bonheur d'un sadique et de ses voisins.
Et un autre fil directeur : La discrétion. L'homme doit se faire discret.
Les arbres, les bêtes, et mêmes les cailloux, ont leur place, la-dedans. Un parc. Ben, oui. Oh, plein de ronces, de marécages et de choses inconfortables. L'homme et son confort les moins envahissants possible. Concentrés, oui. C'est deux mille pages qu'il me faudrait. Comme ça, à la six-quatre-deux, je m'aperçois que je vous ai juste donné de quoi vous faire frapper le front. Pourtant, je vous assure, c'est moins puéril que ça en a l'air. Si seulement j'avais pas si mal au crâne. Oh, et puis, engueulez-moi donc. Je vous répondrai. Et c'est bien encore la meilleure manière de la faire, cet article.
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