Abyssus abyssum invocat
écrit par Maxime S.


      Bordel, qu'est ce que je déteste ce moment ! Fait vraiment chier ce lundi matin.
Et comme chaque matin, je peux pas m'empêcher de fixer des yeux cette putain de blouse bleue délavée. Elle représente l'unique source de couleur ici, entre ce sol pâle bétonné, ces murs et ce plafond blanc taché ainsi que ces vieux casiers gris défoncés. Une semaine entière de ce boulot de merde m'attend... allez, courage. Fini le jour de repos, terminé ! A peine le temps de profiter de sa femme et de son gosse qu'il faut déjà revenir dans cet enfer pour gagner sa croûte.
J'enfile la blouse encore un peu humide et qui pue toujours autant. Pas étonnant vu tous les trucs dégueulasses qui atterrissent dessus ! Ensuite, l'espèce de housse transparente sur la tête pour faire genre qu'on respecte les consignes d'hygiène. La blague ! J'enchaine avec les merveilleuses bottes blanches en plastique, indispensables vu l'état du sol ! Et pour finir, les gants fluo en caoutchouc, gelés, mais indispensables aussi, qui évitent de se ruiner les mains.
'tain fait toujours aussi froid dans cette saloperie d'usine, cinq ans que j'y suis et pas moyen de s'y habituer. Je me secoue, vaine tentative pour m'encourager et me réchauffer. Mais je sais très bien qu'à la fraicheur bien réelle de l'atmosphère s'ajoute un autre froid. Plus mordant et viscéral : la froideur de la mort ; impossible de l'éviter celle-ci.

Je claque la porte de mon casier et patiente en regardant les autres. Mes pauvres "collègues" ont l'air au moins aussi misérables que moi, voila qui me soulage toujours autant. Avant, cette pensée me procurait un petit sentiment de honte, mais plus maintenant. Le malheur des uns fait le bonheur des autres et c'est encore mieux quand il fait le mien. Comme moi, ils se changent, prennent leur temps, soupirent en regardant la photo de leur famille scotchée à l'intérieur de leur casier. Chacun vérifie encore une fois qu'il a bien son badge. On échange quelques regards abattus, un sourire aussi forcé que désabusé et c'est parti.
Succession de couloirs gris et désespérément vides. Nos bottes trainent longuement contre le sol trahissant notre pas lourd et démotivé. Les couinements du plastique comblent le silence. Voila la salle de "pointage", la dernière avant le grand hangar ; on pointe, les bips bips réguliers de cette saloperie de machine résonnent. Enfin, on doit passer dans ce truc là, cette pièce fermée - hermétiquement il parait - dans laquelle ils nous balancent la putain de vapeur. A chaque fois je souris intérieurement, ça me fait penser à une entrée d'acteurs dissimulés dans la fumée, sur la scène d'un spectacle comico-dramatique... On s'engage dans le sas, la porte rouillée du fond reste close, forcément, celle de derrière se referme en grinçant et la manivelle claque avec ce sale bruit métallique qui me fait frissonner. On se croirait dans l'un des vieux sous-marins tout pourri de l'Empire Russe...
Tout ça pour faire genre qu'on est "clean", qu'on est bien "désinfectés" avant de pénétrer dans la zone de production "stérile" ; mais quelle farce sans déconner.

– Ils prennent vraiment les gens pour des cons à nous balancer c'te flotte... Le type d'à coté semble s'être levé d'un mauvais pied ce matin.

Je m'écarte un peu de lui.
En plus de servir à rien, elle nous casse bien les couilles cette vapeur. La fine pellicule d'eau qui nous recouvre à présent devient vite gelée dans l'immense "frigo" où on se rend. Tiens, ça me rappelle mes premiers jours, j'avais chopé une crève terrible, j'éternuais tout le temps. Franchement... on a des trucs sur la tête pour empêcher que des cheveux, des pellicules ou je sais pas quoi tombent sur les bidoches, mais tout le monde s'en fout quand les nouveaux éternuent comme des chiens dans toute la zone de production !
Remarque, quand t'a compris ça, t'a compris tout le fonctionnement de cette putain d'entreprise. Et le fonctionnement de ce monde pourri aussi en fait : être, paraître, tout ça...
En parlant de nouveaux, j'en vois au moins trois aujourd'hui ; trois sur la trentaine de types qui forment notre groupe, le turnover est vraiment affolant. Avec ça, tu comprends aussi que c'est vraiment pas de la rigolade de bosser ici, et surtout que tu dois bien fermer ta gueule ! Quand je pense que j'ai fait plusieurs années "d'études" pour atterrir dans ce trou. Fait chier, mais c'est mieux que rien.
Bon, il s'ouvre ce truc ?! Les clostros ont le temps de s'évanouir dix fois quoi...
Ca y est, la manivelle d'en face gémit en pivotant, elle fait un tour complet puis s'arrête en pendouillant, la grosse porte métallique s'ouvre.
Voila le pire moment. Le moment ou une réalité impitoyable s'impose à nous en s'engouffrant dans le sas.
Notre réalité...
Les décibels arrivent en force, juste après la lumière blafarde ; le bruit est amplifié par la résonance du site. Ceux qui craignent pour leurs pauvres oreilles sortent de leurs poches sans fond le casque offert "gracieusement" par la compagnie à ses employés. C'est lourd, ça gratte et t'as l'air d'un con, mais au moins tu retardes la surdité partielle. En ce qui me concerne j'ai eu la chance d'avoir de très bons tympans. Ouais je devais avoir le choix, dans le magasin de l'au-delà avant de naître, entre avoir une grosse bite ou des tympans résistants, faut croire que pour une fois je me suis pas planté.
Après le bruit et la lumière, c'est l'odeur qui assaille nos narines. Un mélange de chair rance, brûlée, de sang séché, de tripailles fraiches, d'humidité et d'huile aussi un peu. Bref, un vrai bonheur toutes ces douces et délicates fragrances ! Ca pue la mort, mais bon à quoi s'attendre d'autre dans une usine de conditionnement de viande ?
La zone de production s'offre à nous, en fait, une saloperie de hangar énorme et super long divisé en plusieurs zones. Ils ont réussi à y placer quatre chaines de productions parallèles et quasiment identiques. Quatre larges tapis roulants, des machines plus ou moins grosses, des rails sur lesquels sont accrochées des centaines de carcasses plus ou moins déchiquetées, des cuves énormes, des containers et pleins de petites rigoles, de tuyaux etc. qui relient le tout. Au milieu de tout ça, des silhouettes désincarnées s'affairent misérablement.
Pauvres âmes qui apportent un semblant de chaleur et de vie dans cet univers industriel froid, grisâtre, vaporeux et mort...

Oula ! Je me fais pousser. Qui est pressé de mettre les mains dans les carcasses ? Ah ouais, les nouveaux font du zèle, ils passent devant, gonflés à bloc. Faut pas leurs en vouloir, la "préparation psychologique" de pré-embauche est très... efficace. Mais ils vont vite déchanter, dans pas longtemps ce sera à nous de les pousser hors du sas.
Nous autres, les "anciens", on se traine comme des zombies jusqu'à nos postes.
L'équipe de nuit cède sa place, aucune impression de soulagement ou de contentement, ils sont pires que nous, vidés, vides, en état de "veille cérébrale", comme des robots quoi. Pas un seul mot échangé, aucun signe de communication, même tacite... Le type que je remplace me croise sans un regard et s'engouffre avec les autres membres de son groupe dans le sas qui vient de nous gerber.
Tiens, le contremaitre se traine un peu moins que nous, il semble même pas mal excité à en juger son regard lubrique... Merde, il va remettre ça aujourd'hui le porc. Bah, c'est pas la première fois et surement pas la dernière. Il se place comme d'habitude, au début de la chaine de production. Puis, il vérifie vite fait que tous les membres de sa section soient à leur poste et, surtout, qu'ils soient bien en état de travailler... Ouais ça arrive souvent que des types se bourrent la gueule le matin pour se donner un peu de courage. Rien de particulier à signaler, il relance donc notre chaine qui avait été stoppée quelques secondes durant le roulement.

La chaine 1, cette putain de batterie de machines se remet en marche. D'abord, les vieilles "boudineuses" qui ont prélevées un doigt à plusieurs d'entre nous. Un seul doigt, car en général tu fais l'erreur une fois et tu retiens la leçon. Viennent ensuite les "convoyeurs". Eux parfois ils broient carrément les têtes, mais celles des ouvriers malheureusement... C'est arrivé une bonne dizaine de fois depuis que je suis dans la boite. Là aussi tu fais l'erreur qu'une fois, mais pour une autre raison... La dernière fois c'était y'a pas si longtemps, je me souviens encore de la scène avec les détails. Un truc horrible, la tête s'était ratatinée en craquant, une espèce de grosse bulle s'était formée entre la peau et la boite crânienne défoncée. Elle avait fini par exploser avec la tête, en projetant plein de trucs dégueulasses tout autour, et notamment sur la viande. Mais bon qu'est ce qu'un peu de sang et de morceaux de cervelle en plus sur des carnes déchiquetées hein ? Tout le monde s'en fout ; ça ce voit même pas. Et puis on est plus à ça près ici... Au fond y'a aussi les "fusils-assommoirs", ils portent bien leur nom ceux-là, vu le nombre de gars qu'ils ont butés...
Bon, allez, faut que je chasse ces vilaines pensées ; je suis pas au bout de mes peines si je veux faire le tour de toutes les machines, tous les dangers et toutes les victimes. Parce que y'a aussi tous ceux qui se font à moitié scalper ou assommer, voire pire, en essayant de manœuvrer ou de nettoyer ces vieilles machines. Mais bon, après tout il suffit d'être vigilant. De toute façon en ce qui me concerne je suis pas tombé sur le poste le plus risqué, loin de là !
'tain, par contre, j'ai même pas le temps de nettoyer les couteaux et autres ustensiles tranchants. Pas grave, un coup sec vers le bas et me voila débarrassé du trop plein de chair collé sur les lames. Au départ le sol devait ressembler à du carrelage de salle de bain ; maintenant il faut compter en plus le sang, tout un tas de fluides, de mauvaise tripaille, de tendons, de cartilage etc. On marche sur un vrai charnier. Les "équipes de nettoyage" passeront mercredi, normalement, jusque là, faudra s'en accommoder.

– Et comment va ma bidoche préférée ? Le premier corps passe lentement devant moi. Les autres se balancent derrière en sortant de la zone de dépôt. Ils rejoindront la zone de stockage à la fin de la longue chaine de production.

Pourquoi j'ai dit ça tout haut moi... pour me donner un peu d'envie peut-être ?
Bah ouais, j'en ai bien besoin de courage. Faut être motivé pour charcuter ce gros tas de gras qui se dandine devant moi en "bloblotant" comme un flanc. Sale présage que de commencer la journée par une obèse ; je vais encore galérer en me battant avec la graisse.
Cette grosse dame devait avoir la soixantaine bien tassée ; même morte elle va continuer à me faire chier... Ca doit être sa vengeance d'outre-tombe pour tous les mauvais traitements qu'elle a subi post-mortem. T'as pas le choix ma pauvre dame, j'y passerai moi aussi un jour. Sauf que moi, je ferai pas chier le pauvre type chargé de me découper !
Heureusement qu'on a pris soin, auparavant, de lui couper la tête ; sinon je suis certain que je verrais malgré moi de l'indignation dans ses yeux morts. Les gars de la "préparation avant conditionnement" nous épargnent au moins ça. Pas de tête, pas de regard insoutenable, juste un cou tranché et cautérisé qui suppure à peine. Ils enlèvent aussi les "parties intimes" des messieurs, parait qu'ils en font des trucs mais je préfère pas y penser.

Les corps sont légèrement cramés sur leur surface, pour pas qu'on soit emmerdé avec les poils etc. Avec tout ça, ils subissent également un petit traitement aseptique, avant d'être placés dans les immenses chambres froides de la zone de dépôt. Ensuite, ils sont accrochés par les poignets sur le rail métallique situé à plus de deux mètres de hauteur qui passe devant moi ; on se sert quasiment des mêmes liens "incassables" que ceux utilisés pour l'envoi de colis longue distance. Dans le cas de madame, ils ont un peu creusés sa peau flasque ; le pourtour est violacé en dessous et bleuté au dessus. Les chevilles sont attachées avec les mêmes liens, en haut des cuisses, de sorte que les genoux frottent plus ou moins sur le tapis mécanique situé à un peu plus d'un mètre du sol. Comme ça, pas de jambes qui trainent et le ventre est pile au niveau de mes mains. Par contre, la vue n'est pas terrible... Les carcasses suivent leur long trajet sur la chaine de production ; elles se font découper petit à petit. A la fin il ne reste quasiment que les os, ils sont charriés dans d'immenses concasseurs et broyeurs pour finir en poudre. Les morceaux consommables, eux, font d'autres trajets ; ils subissent tout un tas de traitements, se font gaver d'antibiotiques et d'autres trucs qui ne seront pas mentionnés sur les étiquettes... et puis tout ça termine en barquettes, saucisses, pâtés, bouillies etc.
Bon appétit bien sûr !
Sans déconner, après faut pas s'étonner que je refuse de toucher à cette "bouffe"...

Putain, je rêvasse encore, faut que je m'y mette ! Je prends donc le couteau le plus tranchant et ouvre le bide de la bidoche. Voila... tout un tas de trucs se déverse sur le tapis roulant. Les gros morceaux glissent en suivant le plan incliné jusqu'à une première rigole et sont entrainés plus loin par de l'eau ; les fluides, le sang et les plus petits morceaux passent à travers le plan incliné et atterrissent dans une seconde rigole pour être emmenés vers des gros containers et des cuves. Tous ces trucs serviront plus tard, pour fabriquer des sortes de farces industrielles, de la bouillie pour saucisses, des pâtes protéinées etc. Rien ne se perd !
Ma tâche est simple, ouvrir les corps et enlever tout ce qui n'est pas utile à l'intérieur. Je balance les organes indésirables et autres parties de l'anatomie de madame considérés comme des déchets dans un gros entonnoir métallique relié au sol. Aucune idée d'où ça va... L'opération ne dure que quelques secondes, pendant ce temps, la bidoche continue d'avancer à faible vitesse sur le rail au dessus du tapis. J'ai été obligé de faire deux pas sur le coté pour rester devant. J'ai perdu du temps à cause de ma déconcentration et de la graisse, il me faudra compenser au fur et à mesure sur les autres carcasses. Elles arrivent, à la manière d'un défilé macabre ; des corps gros, maigres, vieux, jeunes, très jeunes ou très vieux, tous y passent, même les nourrissons suffisamment "garnis"...

Quand j'y repense, comment a-t-on pu en arriver là ? Ca fait des décennies qu'on procède ainsi dans le monde entier ! Mais je sais pas, y'a des trucs que j'arrive pas encore à digérer. La façon dont ça c'est déroulé... un truc vraiment malsain, pernicieux même.
Nos avis, les volontés des citoyens de ce monde n'ont pas eu la moindre importance ou influence sur le cours des choses.
C'était à la fin du XXIe siècle, il me semble, que le premier pays a expérimenté pratiquement la mise en production de viande humaine pour la consommation. Il s'agissait d'un Etat autoritaire, protectorat de l'Empire Russe. Depuis des années que l'idée avait été émise, que tout le monde en parlait, personne n'osait franchir le cap. Pour des raisons bien compréhensibles de dignité, de morale, d'éthique etc. Le reste de la planète voulait encore croire à une solution miracle pour faire face aux conséquences désastreuses du changement climatique et surtout de cette surpopulation endémique !
La production de denrées alimentaires synthétiques et de comprimés nutritifs ne répondaient pas entièrement aux besoins, les produits biologiques étaient hors de prix pour plus de la moitié de la population mondiale. C'était vraiment le bordel, famines, émeutes, guerres civiles etc. Déjà, les métropoles s'érigeaient en "forteresses" par ces enfoirés de Nantis. Ouais, ces putains de "riches" et leur progéniture. Les Non-Nantis, eux, étaient progressivement rejetés hors des enceintes métropolitaines. Les pays développés se regroupaient en Confédérations et organisaient ensemble leurs frontières ; dans le but avoué de repousser les déferlements de populations désespérées, les vagues migratoires, les flux clandestins massifs, les émeutes de la faim etc.
Et puis cette espèce de "gouvernement" autoritaire a lancé - sous certaines influences évidentes - la production dans son pays. Au début les scandales ont éclaté, puis l'idée à fait son chemin et au bout de quelques années le reste du monde a suivi petit à petit.
Les cons ! Leurs beaux idéaux se sont bien vite envolés. Les grandes compagnies occidentales et asiatiques se sont jetées sur ce nouveau marché. Rien ni personne pour les empêcher. Pire ! Elles étaient mêmes protégées par la nouvelle législation internationale modifiée expressément. Et tout ça en seulement quelques mois. Les pays ont renoncé à un autre de leurs lambeaux de souveraineté restant pour satisfaire aux directives de l'OMU. Bandes de pourris, les Constitutions - même "démocratiques et républicaines" - ont été modifiées en un temps record par des dirigeants toujours plus corrompus ; l'avis du peuple n'a bien sûr pas été sollicité. Un truc vraiment malsain, tout le monde s'est précipité pour ne pas faire figure de dernière roue du carrosse sur ce marché d'avenir. Aucun problème matériel, il suffisait simplement d'adapter un minimum les filiales de production habituelles de viande, rien de plus.
Et voila des blanquettes d'homo sapiens dans les rayons d'hypermarchés !
Les barrières n'étaient plus que psychologiques et personnelles...
'tain, quel bordel au début, l'opinion publique a gueulé pendant des années, les peuples protestaient vivement contre la tournure que prenaient les événements. Mais les mouvements de contestations étaient désorganisés, erratiques... bref, impuissants face aux dirigeants. Dans les médias tournaient en boucle des débats polémiques sans issus entre divers intellectuels Nantis ; avec en gros d'un coté les "idéalistes-moralistes" et de l'autre les "pragmatiques-réalistes". Les patrons de chaines étaient aux anges, ils se frottaient les mains car le spectacle était assuré ! Et puis tant que ces farces et frasques passaient à la télé, les gens pensaient que ça suffisait, que leur mécontentement, leurs interrogations, leurs arguments, etc. étaient audibles et pris en compte. C'est beau de rêver... C'est affligeant d'être aussi con...

Bordel ! j'ai raté le putain d'entonnoir métallique, l'intestin vient d'exploser sur son bord et la merde se repend sur le sol en dessous. Trop crade.
Penser à autre chose...
Penser à autre chose... Je pensais à quoi déjà ? Ha oui, les débats !

Aujourd'hui, on n'a quasiment plus de "débats" de ce type ; mais à l'époque, c'était bien marrant. Parfois je peux pas m'empêcher d'aller y jeter un œil sur le net.
D'un coté on avait le droit aux : comment pouvez-vous accepter de manger vos congénères ?! C'est se rabaisser plus bas que les animaux ! C'est rejeter tout ce qui fait de nous des êtres humains, notre dignité, notre moralité, notre Raison... C'est s'aventurer sur une pente à sens unique vers les pires atrocités ! Une fois cette étape franchie, c'est la déshumanisation des relations entre les hommes, de leurs rapports et de la façon dont ils se perçoivent ! C'est la porte d'entrée aux pires dérives. Vous ne vous rendez pas compte ! Mieux vaut laisser disparaître les nécessiteux, plutôt que de recourir à une telle ignominie ! Il doit y avoir d'autres solutions ! Soyez raisonnable ! C'est un processus qui une fois enclenché sera sans retour possible ! Blablabla...
Et de l'autre coté aux : Toujours vos belles paroles, si seulement elles pouvaient se manger la question serait réglée pour des millénaires ! Il n'y a pour l'instant aucune autre solution valable, il faut arrêter les beaux discours et se confronter à la réalité ! La logique de cette démarche est indéniable et sa nécessité irréfutable ; seules vos idées préconstruites et totalement dépassées s'y opposent ! C'est une solution acceptable économiquement, techniquement et matériellement pour ralentir conséquemment la défaillance quantitative de la production alimentaire mondiale ! Faites preuve de lucidité et regardez la réalité en face ! Ou alors, proposez d'autres solutions, la planète vous écoute ! Et blablabla...

Consternant... M'enfin c'est même pas le pire.
Car au fur et à mesure, comme toujours, le difficile train-train quotidien a repris le dessus. Les gens se sont découragés, ils ont abandonné et ont commencé à gouter la viande humaine approuvée par tous les "experts". C'était moins cher au début, nourrissant, pas mauvais - avec un goût entre le poulet et le porc -, pourquoi s'en passer finalement ? Au départ les consommateurs - en infériorité numérique - de cette viande étaient montrés du doigt, voire pire. Et puis le rapport a fini par s'inverser ; comment reprocher à ceux qui n'avaient pas les moyens de survivre en se nourrissant ainsi ? Cette consommation est devenue "normale" au fil du temps et les gens ont donc suivi le mouvement ; comme d'habitude ils se sont rangés derrière la "normalité sociétale". De toute façon, si bouffer sa merde faisait partie de celle-ci, les gens seraient tous scatophiles...
Enfin bref, voila comment tout le monde est quasiment cannibale aujourd'hui... Ca me fait marrer de présenter les choses ainsi. Enfin, tout le monde sauf quelques religieux et irréductibles idéalistes.

Et sauf, j'imagine, les pauvres gens qui bossent comme moi dans les putains d'usines produisant cette "nourriture"...
Penser à autre chose.
Penser...

Du coup, selon les décrets de l'OMU, toute personne décédée et "consommable" est désormais directement convoyée - "dans le respect des impératifs administratifs et familiaux" - en direction des usines de conditionnement et leurs succursales, afin d'être préparées avant l'étape de production. Selon d'autres lois nationales qui varient suivant les États, un pourcentage plus ou moins élevé - l'OMU a quand même fixé un minimum - est prélevé pour "la science". En partie, j'ose l'espérer, pour réaliser constamment toute une série de tests sur des échantillons et pour prévenir tout un tas de risques. En théorie, chaque État est responsable de la production réalisée sur son sol pour lui-même. Pas d'échange de ce type de marchandises entre les pays, chacun produit ce qu'il peut. Comme ça, chacun sa bouffe, chacun sa merde et en cas de pandémie, sa propagation devrait s'arrêter aux frontières. Ouais, comme le nuage de Tchernobyl...
Sont pas si cons les Nantis, ils avaient prévus le coup ! Pas question de toucher à la viande des autres pays, surtout pauvres, ils savent très bien que tout est loin d'être aux normes...

Et ils ont bien raison. Il suffit juste de voir comment ça ce passe ici, en ex Europe de l'Est et surtout à notre époque... La production a beau être déprivatisée, comme toutes celles du secteur alimentaire, il reste que ce sont les grandes transnationales qui s'occupent matériellement de l'activité. Sur le papier, elles sont soumises aux lois de l'OMU et de l'État qu'elles fournissent, mais bon... dans la pratique on sait bien comment ça fonctionne. Les gouvernements véreux et gangrenés abandonnent le contrôle à ces grandes firmes et aux groupuscules mafieux internationaux. Faut avouer qu'ils sont puissants, nombreux et bien organisés ces salauds de mafieux ; notamment pour étouffer les scandales sanitaires. Et pour "étouffer" les rares personnes qui se plaignent aussi d'ailleurs... Cette "private joke" me fait sourire bêtement ; y'a rien de drôle pourtant. C'est affolant de voir à quel point on s'accoutume à tout, même aux pires malversations.
C'est que je m'accroche à un rêve. Un espoir qui m'empêche de me tirer une balle. L'espoir que, dans quelques années, j'aurai assez de tunes pour me barrer avec ma femme et mon gosse ; on pourra enfin s'acheter ces putains de "droit d'entrée" qui permettent de passer les frontières des Confédérations développées. On galérera comme les autres Non-Nantis, aux abords des métropoles, mais ça restera moins pire qu'ici. Avec un peu de chance on pourra peut-être même s'acheter l'identité officielle nécessaire pour entrer dans une de ces "métropoles forteresses"...

Tiens, quand on parle du loup ! Ou plutôt des loups... Ca me fait passablement chier de me faire tirer de mes pensées salvatrices par une vision aussi désagréable !
Je hais ces mecs. C'est vrai qu'on est le lundi de la deuxième semaine du mois ; jour où les soi-disants "responsables de la santé publique" viennent "contrôler" l'hygiène globale, la salubrité des locaux, la qualité des produits etc. Depuis le temps on a tous compris qu'ils faisaient partie de la mafia, ou qu'ils bossaient pour eux en tout cas.
Ils passent sur une des passerelles située à plus de trois mètres du sol, juste en face de moi, entre les deux premières chaines de production. Et sans même se donner la peine de faire semblant de contrôler quoi que ce soit... Allez, ça vaut pas le coup de regarder de telles ordures...
– Hey ?!
Comme pour me répondre, l'un d'eux vient de balancer son mégot par-dessus son épaule ! Un peu plus et ça atterrissait carrément dans la carcasse que je viens d'ouvrir quoi... Bande d'enculés. Ils en ont rien à foutre, ils peuvent se payer de la viande non humaine.
Bien pratique pour eux d'avoir la mainmise sur ce type d'usine, comme ça ils peuvent faire disparaître les cadavres indésirables. Et ouais, on compte plus les corps avec des impacts de balles qui passent sur ces rails ; au moins le message est clair pour nous...
Ils sont tout contents, marchant comme s'ils étaient les rois du monde et riant comme des cons en allant chercher leurs biffetons ; ensuite on les reverra plus avant deux semaines si tout ce passe "bien".

Bordel, sale époque ! Sans déconner... Je me suis bien planté dans "l'agence des naissances de l'au-delà", au moment de choisir quand et où j'allais naître. A moins que... ouais, ça doit être ça, j'ai dû oublier de graisser la patte du bon dieu !
Sale époque, vraiment.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Question rhétorique, on sait très bien comment et pourquoi. Je suis dégouté. Tant de médiocrité crasse, de lâcheté, d'égoïsme et d'aveuglement me foutent les boules !
Il aurait pourtant suffit de trouver des solutions au moment ou c'était encore possible. Surtout que c'est pas compliqué, nos soucis viennent en gros tous du même problème ! Le pire c'est que la connaissance de ce problème ne date pas d'hier, même Malthus, il y a des siècles de cela, avait capté...
C'est enfantin : "De moins en moins de ressources pour de plus en plus de besoins..." Obligé que ça merde à un moment donné non ?! Ha oui, j'oubliais ces abrutis : faisons confiance à l'ingéniosité humaine, nous trouverons les solutions ; après tout, c'est bien ainsi que cela se passe depuis toujours. L'homme est plein de ressources ! La blague ! Mais quelle bande d'abrutis bordel !
Sacré pari qu'ils faisaient là ! C'est vrai quoi, c'est juste l'avenir de l'espèce humaine qui est en jeu, rien de moins...
Il aurait suffit que nos enfoirés d'ancêtres de l'époque se bougent avant que ne s'achève la bien nommée "période des possibilités" ! Maintenant qu'elle est passée, c'est trop tard pour nous... pauvre descendance sacrifiée sur l'autel de l'individualisme et de l'aveuglement.
C'est vrai quoi ! Ils ont pas été foutus de remarquer que, depuis quelques temps déjà, la vitesse à laquelle l'humanité trouvait des solutions à ses problèmes était moins rapide que la vitesse à laquelle ceux-ci apparaissaient ! Ils ont pas compris qu'au bout d'un moment l'ingéniosité humaine est impuissante car dépassée ! Ils ont pas compris qu'à ce niveau là, l'apparition de chaque problème en entraine d'autres et que la progression est arithmétique ! Ils ont pas compris que, dans le fond, le souci principal de l'humanité était la surpopulation...
Quand le quantitatif étouffe le qualitatif, l'empêche d'exister, quand chaque nouveau né n'est plus un bienfait mais un fardeau supplémentaire pour l'humanité entière, il faut se poser des questions ! Et les bonnes questions.
Bandes d'enfoirés, ouais, j'ai vraiment la haine ; comment ont-ils pu laisser toutes ces merdes nous tomber dessus ?! Ils nous ont chié dessus, et avec le sourire. De toute façon, ces cons étaient trop obnubilés par la "question climatique". Ils se sont fourvoyés, focalisant leurs efforts médiocres sur une conséquence et non sur la cause principale.

Mais merde quoi, le problème c'est pas qu'il y avait de plus en plus de voitures, c'est qu'il y avait de plus en plus de conducteurs !

Je ponctue cette évidence par un coup de couteau rageur dans la carcasse. Et puis le changement climatique est inéluctable, ils ont juste ajouté un peu d'huile sur le feu en agissant comme des crétins.
Ils ont rien compris... ou plutôt n'ont pas voulu comprendre.
Ils en avaient rien à foutre, cela ne les concernaient pas après tout. "Nos enfants se démerderont", voilà ce que tout le monde pensait au final. Je vis ma vie, et ce qui doit arriver arrivera.
Résultat, c'est nous qui vivons des vies de merde ! Résultat, tout est déréglé maintenant, le climat et l'Humanité elle-même ; et on en est réduit à se bouffer les uns les autres comme des charognards pour survivre... Mais attention, il y a quand même une différence, il faut bien l'avouer, on le fait avec respect et raffinement s'il vous plait ! Eh oui, on ne saute pas directement à la gorge de son prochain, on reste des hommes voyons ! Nous, en bonnes bêtes civilisées que nous sommes, on achète des morceaux congelés que l'on mange avec du poivre et...

– Quoi ?
Le contremaitre me tape sur l'épaule... merde, je suis plus tellement dans le rythme. C'est bon je vais me rattraper, casse toi maintenant au lieu de me regarder comme ça...
Je vois, il est pas content parce que sa recherche reste infructueuse. Sale porc, son excitation commence à se transformer en amère déconvenue.
Putain, faut que j'arrête de laisser vagabonder mes pensées. Je me suis bien laissé embarquer cette fois. Ruminer cette vieille rancœur est une perte de temps ! D'un autre coté, j'ai que ça ici, du temps à perdre... C'est mon truc ça, de rêvasser, ma technique mentale pour oublier ce que je vois, ce que je fais, et pour que les journées passent plus vite. Je parle tout seul intérieurement, à moi-même, je pense sans arrêt, à tout et n'importe quoi. La majorité des autres se foutent en état de "veille cérébrale", ils se mettent en mode robot toute la journée, ils font leur boulot mécaniquement et reconnectent leurs neurones une fois arrivés devant leurs casiers. Enfin je crois... Chacun son truc, mais en ce qui les concernent, on dirait que ça laisse des traces.

Hein ? Ils quittent leurs postes à coté ? Ha oui, la pause déjà... Merde, je sais pas comment j'arrive à trouver que le temps passe vite ! Et voila que l'horrible sonnerie retentit dans le brouhaha ambiant. Allez, direction la "salle de repos" pour vingt petites minutes de répit. A peine le temps de s'en griller une et de bouffer un truc ; un truc que l'on doit ramener nous-mêmes bien sûr... Je fume pas et je ramène jamais rien à manger. Mais ça m'empêche pas de talonner les "collègues" qui s'entassent dans la pièce silencieusement et l'air hagard. C'est histoire de changer un peu d'environnement quoi.
Même pendant la pause, la plupart restent en mode "veille". Rien à en tirer. Les autres espèrent comme moi que la vieille télé plasma qui trône au fond sera allumée. Pas envie de se parler, d'échanger ; on a plus la force. Plus la force de faire semblant de s'intéresser à la vie des autres et à leurs malheurs. Chacun est suffisamment servi à titre personnel... Plus la force non plus de ressasser nos plaintes, d'organiser ou même tenter quelque action collective etc. C'est pas la peine. Personne n'ose le moment venu, chacun attend que l'autre parle ou agisse. C'est inutile, beaucoup d'emmerdes pour que dalle et des faux espoirs en pagaille. Surtout qu'un espoir qui se brise... ça fait mal.
Bref, mieux vaut se vider la tête en regardant la télé.
Ô joie ! Elle fonctionne aujourd'hui et ce sont les infos de midi.

Alors, voyons-voir ce qu'on a... Des images du cyclone "VD359", de son petit nom, qui a fini de ravager la côte sud-est des USA cette nuit. Ils en sont à compter les morts et à chiffrer les dégâts. Des centaines de milliers de dollars de perte et des centaines de victimes apparemment ; ça reste dans les normes. Toujours des Non-Nantis qui trinquent. Je comprends pas pourquoi il reste toujours des gens dans ces zones à risque très élevé. Comme d'hab' c'est les mêmes images, des ruines éparpillées, inondées, des blessés, des déplacés/réfugiés/sans abris etc. Mais pas beaucoup de cadavres.
Et ouais, en fait - et c'est hallucinant quand on y repense - les équipes des grosses firmes alimentaires en viande humaine arrivent quasiment à chaque fois avant les secours ! En tout cas dans les endroits où ces firmes sont suffisamment puissantes et organisées, comme aux USA. Ils viennent chercher leur matière première quoi, c'est légal et nécessaire. Avec leurs énormes hélicos cargo c'est vite fait - en quelques heures - et puis ils repartent vers les usines. Les secours arrivent ensuite - aussi vite qu'ils peuvent pourtant - ; parfois même assistent-ils à l'achèvement de ce ballet aussi rapide que surréaliste. Encore un truc très malsain je trouve... D'ailleurs j'avais entendu un gars qui répétait des rumeurs selon lesquelles ces firmes ne se contentaient pas de ramasser les morts. Genre parfois elles achevaient des blessés, voir pire, pour ramener plus de "marchandise" Ca m'étonnerait qu'à moitié.

Monde de pourris...
Où est passé la dignité humaine ?
Je me marre intérieurement : a-t-elle seulement existé ?

Et là, qu'est ce qu'on a... ? Ha oui, le point quotidien sur la progression et le déroulement de toutes les "Masses Dangereuses en Mouvement", un peu partout dans le monde. Rien de bien nouveau a priori. Ils montrent ces progressions sur un joli globe en 3D et des espèces de cartes, à chaque fois ça me rappelle mes espoirs et mes envies. On voit les grosses flèches qui représentent les mouvements de foules, les flux humains etc. se regrouper, se dissocier, mais toutes ont la même tendance au final. Elles partent des pays pauvres en direction des frontières des Confédérations développée. Tout le monde veut aller là-bas. En ce qui concerne ma famille, j'ai choisi d'essayer la manière "légale". Ouais, les images des foules désespérées qui se brisent sur les barbelés, puis se font refouler par tous les moyens imaginables m'ont convaincues. Souvent les armées frontalières ne se gênent pas pour tirer dans le tas ; elles sont surement de mèche avec les grosses transnationales de viande humaine qui trouvent là un peu plus de matière première...

Fait chier, revoilà la sonnerie, déjà. Chacun retourne à son poste en trainant la patte. Et comment va ma bidoche préférée ? J'enchaine les carcasses, j'ouvre le bide, je répartis le contenu, je vire les "déchets"... et au suivant. Putain je suis à la limite du "mode veille". C'est vrai que ça rend con ce genre de boulot. Enfin, c'est plutôt comme si ça créait du vide dans l'esprit. Un genre de vide brumeux, démoralisant et fatiguant. M'enfin ça conduit au même résultat : des loques humaines...
Faut que je me remette à penser, que j'utilise mes neurones.

Surtout ne pas regarder l'horloge, le seul moyen de ne pas subir la tyrannie du temps, c'est de l'ignorer. Ceux qui regardent la pendule toutes les dix minutes ne tiennent pas longtemps ici...

Merde ! Ce gros porc de contremaitre a trouvé... à moins qu'il se force par dépit ? Voyons voir. Bof, ça va, il a choisi pire parfois. Depuis le temps qu'il attendait en début de chaine de trouver le corps qui lui convienne... Il le détache du rail, le pose délicatement sur un chariot de transport et se barre en le poussant vers une autre partie de l'usine. On le reverra pas avant une petite trentaine de minutes. Il se donne même plus la peine de chercher des excuses, tout le monde a compris, mais tout le monde s'en fout. Au début il disait qu'il prélevait un "échantillon" pour la salle de contrôle qualité. La blague, sans déconner !
En fait il va le fourrer son "échantillon", et pas avec de la farce industrielle...
J'ai à peine le temps d'expédier quelques carcasses qu'il revient déjà. Rapide le bonhomme sur ce coup là ; peut-être a-t-il été dérangé ? Ca expliquerait la noirceur dans ses yeux, encore plus profonde que d'habitude, quand il revient une fois sa besogne accomplie et que quelqu'un ose croiser son regard.
Pauvre type, en faisant ça, il se vide de son humanité en même temps qu'il se vide les couilles !
Me file des frissons de dégout ce con !
Comment ils peuvent embaucher des tarés pareils ? Normalement ils sont censés écarter les cinglés lors de la préparation psychologique de pré-embauche. Je me souviens, j'avais subi ces conneries en étant aussi anxieux qu'amusé. Ils commençaient par des tests pour apprécier la santé mentale du "candidat" et sa résistance psychologique. Bah ouais, faut être solide mentalement pour faire ce boulot ! Ils évaluaient aussi la personnalité si je me souviens bien. M'enfin la pauvre femme avec qui j'avais fais ce bordel semblait pas trop au courant. On aurait surtout dit qu'elle s'en tenait à une espèce de procédure méthodique rigide.
Ces putains de tests c'était encore pour faire genre, comme la vieille vapeur à la con qu'ils balancent dans le sas...

Merde ! La rigole est bouchée par un petit amas de trucs adipeux. La flotte commençait à couler par terre. C'est vraiment dégueulasse.
Allez, on enchaine : carcasse de gosse, tant mieux, y'a moins de boulot... Hein ? C'est bizarre... y'a un truc qui me chiffonne avec celui-là...

Oula, il fout quoi lui là-bas ? Encore un type qui galère avec la boudineuse de la chaine 4. On dirait bien que c'est le mec qui se plaignait dans le sas. Sert à rien de s'énerver sur cette pauvre machine qui aurait dû être remplacée il y a longtemps... Et puis d'abord qu'est-ce qu'il fout en chaîne 4 ce con... Mais il va tout défoncer ?! Ce serait pas le premier à péter un câble. Nan c'est bon, le voila qui se calme. Marrant, je le voyais toujours comme une sorte de zombie ce mec, accablé et fatigué en permanence. Comme quoi même les loques peuvent avoir des coups de nerfs de temps en temps.

On enchaine : carcasse de femme...
Putain, là, par contre, y'a un truc qui m'interpelle vraiment ! Ce corps mince me dit quelque chose : des petits seins tombants, des côtes qui ressortent juste ici, le bas du ventre bosselé, des petit creux symétriques au niveau des hanches... Non, c'est pas possible ?! Le gros grain de beauté sur le coté droit... Putain non c'est pas vrai !
Ca ressemble exactement au corps de ma femme !
Mais nan, ressaisis-toi, simples coïncidences...
Ca fait beaucoup de coïncidences quand même.
La même minuscule boule de chair à la base du cou ! PUTAIN NON !
Je lâche mon couteau qui tombe dans la petite rigole. Je tremble, mes genoux vont lâcher...
NOOON !
Une seule façon d'être sûr, le creux du genou ! Oui, c'est ça ! La tache de vin derrière son genou droit ! Elle est unique cette tache, c'est obligé... J'attrape fébrilement un autre couteau puis le lien qui joint la cheville à la cuisse droite. Fait chier ! Costaud ce truc, voila... et merde... j'ai entaillé la cuisse.
Lentement, comme au ralenti, la jambe droite de ce corps qui ressemble trait pour trait à celui de ma femme reprend sa position naturelle.
NOOOOOOOOOON ! PITIE NON !
La même tache de vin double, blanche et marron ! Aucun doute possible !

L'effroi est intérieur, c'est mon âme qui hurle ; j'ouvre la bouche mais aucun son n'en sort, je lâche le second couteau qui rejoint l'autre dans la rigole. Je fixe cette putain de tache de vin... J'ALLAIS DECOUPER MA FEMME !
Mes yeux me piquent.
Des choses se contractent douloureusement en moi, dans mon ventre...
Tout d'un coup, vestige de pensée, débris de raison, lambeau de conscience dans cette horreur folle qui explose mon esprit... la carcasse d'avant ?
NON ! PAS CA !
Les larmes coulent, brouillant ma vision.
Je m'accroche au tapis pour ne pas tomber, je ramasse un des deux couteaux tombé et me traine péniblement en remontant la file. Le contremaître alerté par mon comportement étrange pause une main ferme sur mon épaule. Je me retourne prêt à le planter en lui opposant mon regard fou. Il recule apeuré, fixant des yeux le couteau souillé qui frotte en grinçant contre le rebord métallique du tapi, en même temps que je me déplace. J'atteins laborieusement la carcasse que je venais de terminer. Mon cœur va faire péter ma cage thoracique, le sang pulse dans mes tempes, j'entends plus rien. Ca siffle. J'ai mal.
Un goût salé dans ma bouche...
Je saisis le lien et le coupe... je sais déjà... La jambe se déplie, révélant la même double tache de vin, au même endroit.
– NOOOOOOOOOOOOOOON, POURQUOI ?!
Les larmes m'inondent complètement le visage. Les contractions redoublent.
Cette fois, c'est mon corps qui hurle. Je gueule à plein poumon, la répulsion et l'horreur accumulées me déchirent. La vision de ce torse ouvert et sanguinolent est insoutenable.
Le temps défile dans mon esprit en quelques secondes, prenant la forme d'un tourbillon de pensées tourmentées. D'abord les souvenirs passés : le sourire de mon fils quand il m'a dit "à demain" hier soir avant de se coucher ; moi en train d'embrasser la cuisse de ma femme à l'endroit ou je l'ai entaillée ; les encouragements mutuels et sincères que l'on se glissait à l'oreille... Ensuite, les espérances futures : ma famille réunie dans une des Confédérations occidentales, une vie décente et heureuse...
Et puis cet instant présent, ce corps déchiqueté... Mon fils.

– Pourquoi...?!
Je dégueule dans la première rigole, la flotte emmène le tout vers les containers. J'ai ouvert le bide de mon propre fils ! J'ai fouillé ses entrailles...
Des spasmes violents me secouent.
Douleur corporelle et souffrance mentale se mélangent et chassent les vestiges de pensées rationnelles...

Rêves brisés.
J'ai tranché dans le vif de mes espoirs.

Je rends l'âme, elle s'évapore à jamais. Je me sens tomber en arrière... une chute interminable. Un voile ténébreux recouvre mes perceptions du réel. La dernière information ressentie par mon corps est le contact glacé et visqueux du sol carrelé de l'usine.

Le voile se déchire et le néant me happe...