Je marchais tranquillement...
écrit par Romain Gherbezza


      Je marchais tranquillement, étant comme à l’accoutumance à la recherche de ces fascinantes anomalies dont les plantes sont victimes, passion qui prend la majeure partie de mon temps libre et m’occupe l’esprit lors des longues nuits d’insomnie. Le marais où je passais mes vacances était rempli des bizarreries qui me passionnent tant. Mais quelque chose d’autre était particulier à ce lieu : un vent de peste nauséabond me prenait au nez. Perplexe, et ne me fiant que très peu à mon instinct olfactif, je me retourne et demande à mon plus fidèle ami, qui n’est autre que mon collègue, s’il est lui aussi sujet à cette étrange odeur. Dany acquiesce, ce qui me conforte dans mon intuition : nous touchions au but, nous allions enfin atteindre la fameuse rafflesia géante, plante parasite très rare qui dégage une odeur de cadavre qui lui est propre. Nous concentrons donc en toute logique nos efforts vers l’endroit d’où venait l’horrible odeur.

Notre horreur fut indescriptible lorsque nous vîmes cet amas de trois corps en décomposition, une vision d’horreur composée de deux corps cousus ensemble, un homme et une femme liés par le dos, ou plus précisément par les épaules. Le troisième corps sans vie est celui d’un homme, le cadavre est en train de sortir de terre, sans doute avait-il été plus soigneusement dissimulé comparé aux autres. Mon job ; que dis-je ; ma nature ! reprend vite le dessus. Je décide de mettre fin à mes vacances de rêve pour commencer mon travail qui me prend de plus en plus de temps. Dany appela la police (par miracle, il y avait du réseau au fin fond de ce marais). Les corps furent immédiatement transportés à la morgue, là où je commence mon macabre travail : la dissection débute.

Comme toujours, Dany se trouve derrière moi pendant que je fouille l’abîme viscéral de ces étranges corps. A plusieurs reprises, lors des enquêtes précédentes, il releva quelques détails non dénués d’importance que mes yeux d’expert étaient lassés de déceler.
Mon attention fut d’abord portée vers le corps, qui me sembla plus simple à faire parler que le duo macabre. Le corps était raidi par la mort, le déplier me coûta déjà un bon quart d’heure, le plus rageant, c’est l’œil de Dany qui observe sans bouger d’un centimètre, impassible, froid, semblable à un corps fraîchement éviscéré, il pourrait quand même m’aider… Cette étape finie, les organes de mon patient extraits puis transférés dans un récipient, leur analyse ne m’apporta rien de bien convaincant, leur poids révéla juste un engorgement en eau, signe d’une imprégnation due à une exposition dans le marais un peu longue, sans doute quatre ou cinq jours.

Je m’attaquai à l’aspect cutané du corps. De nombreuses petites plaies ainsi qu’une blessure suppurante couvraient la majeure partie de ses membres. De plus gros bobos, mais moins nombreux, étaient parsemés ici et là sur son dos. En y regardant de plus près, on pouvait voir des restes de branchages enfoncés dans sa peau à la base de certaines blessures, ou plutôt à l’extrémité, signe d’une lutte dans un endroit boisé. L’inspection du crâne révéla le détail qui tue… ou plutôt qui l’a tué : une fracture du crâne qui lui avait donc été mortelle, ça ne faisait aucun doute. Les examens ultérieurs (radio et scanner crânien) révéleront une encoche de 5cm de long débutant du sommet du crâne et se finissant au-dessus de la nuque, invisible à l’œil nu à cause de l’importante capillarité du défunt. Rien de plus sur ce cadavre.

Je me dirigeai vers l’autre table de dissection quand Dany bougea pour la première fois. Je l’avais presque oublié. Il se dirigea vers le corps lacéré et se pencha sur son visage. Je suivis son regard et mon sang se glaça. Mes yeux se plongèrent dans ceux du mort. Il dégageai une telle terreur, je n’avais jamais vu ça auparavant (il est aussi vrai que je porte pas une grande attention aux yeux de mes patients, c’est d’ailleurs pour cela que je n’avais pas remarqué la fatale expression de la personne), la couleur altérée du blanc de l’œil ne changeait en rien l’expression de celui-ci. Je détachai avec difficulté mes yeux de ceux du mort et regardai une nouvelle fois mon collègue. Lui, il regardait avec passion ces globes oculaires, je pouvais imaginer ce à quoi il pensait : la douleur de la victime, la scène finale. Il se mettait déjà dans la peau du personnage. Le massacre dont la personne avait été la victime commençait à le pénétrer ; il partait dans un voyage d’exploration au cœur d’une souffrance encore mystérieuse.

Je me reconcentrai sur ma tache première : les deux corps en fusion.
Ils étaient simplement cousus par un fil d’acier fin et souple. D’après la difficulté que j’ai eu à les séparer sans altérer plus encore l’état des cadavres, on pouvait facilement en déduire qu’ils avaient été méticuleusement assemblés ; d’une minutie chirurgicale.
Je commençai par la femme. Une jolie demoiselle que l’exhumation avait en partie défigurée.
Ses organes ne m’apprirent rien de bien satisfaisant, juste qu’elle avait été récemment sujette à une opération chirurgicale de faible importance : l’ablation de l’appendice. Pour l’instant, la cause de sa mort m’était encore mystérieuse.
L’homme quant à lui était dans un état de putrescence plus avancé. Après dissection, on pouvait juste déceler une blessure de 2cm² au niveau de son dos. Assez profonde pour avoir atteint le cœur de la victime. La plaie mortelle n’avait pas eu le temps de cicatriser.
J’attachai moins d’importance et de recherche à ces deux corps qu’au premier et ce pour deux raisons : la première fut l’état de décomposition avancé des cadavres qui m’empêchait toute découverte d’indices, la seconde fut l’appétit qui me torturait : ça faisait bientôt 2h que j’étudiais les corps, et 6h que je n’avais pas mangé.
Dans tous les cas, les trois corps n’avaient pas été sujets à la torture. Le cadavre hanté de l’expression effrayante avait sans doute souffert, mais à cause de la fracture crânienne, ça ne fait aucun doute.

Nous partîmes en laissant les corps tel quel. Les stagiaires allaient faire les examens ultérieurs. Nous avons passé une chic soirée. Cependant, quand Dany est préoccupé, ça se sent, il a moins d’appétit que d’accoutumance. Or, il n’a presque pas touché à la spécialité locale : les tripes de porc laquées. Il pensait déjà à la manière dont on allait résoudre l’enquête. Après ce repas, seule une bonne nuit de sommeil pouvait nous porter conseil. On se donna rendez-vous le lendemain matin, à l’aube, devant la salle de dissection…