Magic, 2057
La suite...
écrit par Matthieu Girard


      Des gerbes d’écume enrubannaient les cieux de leurs moites étreintes et le son du ressac intemporel emplissait l’espace de la baie. Au loin, des mouettes qui batifolent à leurs affaires de volatiles. Les vagues qui se meurent sur le fronton rocailleux de la grève, bardées de varechs et d’algues diverses, comme une nature morte transfigurée, océane. Témoins éternels de ce spectacle immuable, les grands cormorans de jais se prélassent sous le soleil humide.

Des dieux fous avaient suspendu à la voûte céleste des monceaux de nuages. Filaments. Blancs. Gris. Près à répandre une furie d’eau bouillonnante sur les terres. Dans la mer. Des nuages violents comme les flots en folie de l’Amazone en crue; des nuages violets et pourpres à l’angle du crépuscule qui ensanglante le panorama de ses rayons d’incarnats, de rubis, obliques. Miroitements sur les rares plumages des sternes. Formes fugaces qui s’évanouissent juste au moment où le regard croit l’avoir saisi.

Ajoutez à cela quelques rachitiques ifs, des acacias morts-vivants, quelques oliviers délabrés. Un unique rocher glaciaire, esseulé, isolé sur une mer de sable blanc et de galets plats. Vous obtiendrez une petite idée de l’endroit où il était lorsque ses yeux se décillèrent. Sauf qu’il manque encore l’odeur entêtante du sel marin qui écorche les narines fragiles de leurs muqueuses. Et celles des massifs amoncellements de pourriture végétale ça-et-là dispersés. Et puis les orchidées orphelines, et les anarchiques plaques de mousses noiraudes et de lichens souffreteux. Le tout baigné dans le clair-obscur sanguinolent du couchant, avec un vent de terre qui charrie les effluves et exhalaisons purs de plaines d’orge et d’avoine mûrs.

C’est là, au bout du monde, à Orfeo Blanco, qu’il ouvre des yeux hagards sur la réalité du tissu d’illusions tangibles qu’est la vie. La sienne. Ses rétines se gonflent de soleils aveugles et sa peau se régale du contact réconfortant de la plage et de la gravité qui l’y retient. De lâches lézards lézardent leur reptilité et leur sang-froid. À peine plus d’une minute qu’il a recouvré (en partie) ses sens. Les lignes verticales de la pluie se ruent à l’assaut des horizons terrestres où des serpents boueux prennent forme. Des naissances d’aspics, de boas, des anacondas d’eaux mugissantes. Alluvions, semences, cendres, engrais, déjections, tous mariés subitement dans un fol enlacement temporaire et tentaculaire.

Et sous des yeux médusés s’abritant entre des paupières étrécies, le paysage change un peu. La chute du soleil derrière le mince fil de la vue plonge son monde dans une pénombre terrible. L’homme qui est à Orfeo Blanco a un peu peur. Des doigts aux ongles acérés fouaillent entrailles et viscères, et sa foi vacille presque. De son étendue horrible, en Anachron, la déesse Moria senti sa jubilation s’étendre à son corps, à son bas-ventre, à son âme, à chaque fibre de sa chair douce et tentatrice, et une puissante et ravageuse vague s’abat sur la plage quasi-déserte alors qu’un divin orgasme courbe et recourbe des esprits et des temps tordus de leurs essoufflements placés sous le signe de l’espace et de Dame Fortune se montrant clémente. Ce qu’ignore l’homme D’Orfeo Blanco.

D’ailleurs, ce dernier entreprend de fouiller ses poches pour mieux constater son impudique état de nudité. Pendant tout ce temps, je le regarde et sais qu’il ne me voit point, caché que je suis derrière mon éthéréalité. Il y a des empreintes diverses qui convergent vers un point à peine visible, au bout de la piste grise et verte bleuie de meurtrissures aqueuses. À un doigt de l’homme nu, un griffon. Sur une chevalière.

Au bout de la piste, des tables, des gens. Des amis, des adversaires, des ennemis aussi. Des assassins. Des héros. Des tricheurs. Des menteurs. Des aberrations. De rares gens honnêtes. Quelques entités extraplanaires aussi. Et, au fond de lui, la froide assurance d’un vainqueur invaincu, d’un champion des temps immémoriaux. L’inébranlable force vitale des antédiluviens. Toute la mémoire et l’intelligence du jeu et la certitude de son talent. Immense. Devant, derrière, Némésis, il y a moi et mon impossible existence.

Certes, je sais qui j’étais, mais comment je suis devenu ce que je suis, je n’en sais rien. Trêve de palabres. La piste fut promptement avalée. Les tentures de la palpable réalité se relevèrent ostensiblement sur l’assemblé de mages rassemblés au bout du monde, à Orfeo Blanco, pour un tournoi grandiose. L’Invitational Inter-Mondes. Un tournoi du multivers. Caché. Quelque part. Subespace. Terre Quatre. Vers un infini ailleurs. Noirceurs glauques et pernicieuses du vide plein, entre les étoiles, là, dans le sinistre royaume des rayons cosmiques et des neutrinos, où la masse sombre se terre et nous nargue. Là où Magic n’est plus tout à fait le même.

On assigne à l’homme au griffon la table 3. Il y affronterait une très redoutable adversaire, mais cela, j’étais seul à le savoir. Pas encore d’opposant. Puis se dirige vers lui un poulpe mauve. Une authentique pieuvre violette à bec corné, respirant -on ne sait comment- l’air imbuvable embrumé d’embruns. Pas de chaise. Elle jouera debout; pour autant qu’elle puisse l’être. Il prépare son intelligence au choc. Repasse dans sa tête toutes les attaques. Défenses. Feintes. Dans peu de temps, une cloche retentira dans leurs esprits. Signal de départ.

Elle s’était évaporée depuis 9 nanosecondes. Pas même un écho. Le télescopage se produisit. La terrible rencontre de deux entendements. Assoiffés. Des intellects qui s’entrechoquent, à en mourir atrocement. Dévorant des pensées. Grappillant des souvenirs. Glanant des bribes de souvenirs enfouies sous le conscient. Actions. Réponses. Attaques. Parades. La pieuvre. Broyage psy. L’homme. Néant spirituel. Un bienheureux vide total, où plus rien ne subsiste que la béatitude du nirvana qu’offre l’absence totale de pensées. Contre-attaque. Flots de rage. Rouge, rouge, ROUGE!!!!! Émotions de mort. Doigts crispés. Sueurs. Blanchis dans les paumes dans lesquelles ils s’enfoncent, les ongles. Défensive. Le poulpe rétorque par une barrière mentale. Bouclier des débutants, endiguant très bien les raz-de-marée de colère et de hargne, réduisant ainsi à rien les chances de cette attaque de réussir.

Le duel prend des allures épiques. Autour d’eux tombent, inconscients, les vaincus. À l’esprit déchiré, moulu, aussi vague que l’immensité du ciel dément qui éteint ses dernières lueurs au profit de l’éclat opalin et blafard de la lune sanguine. Leur châtiment réside en une catatonie éternelle. À la fin, ils sont presque à court d’idées. Cependant, une explosion bien placée de souvenirs pénibles astucieusement masquée dans le cervelet du céphalopode déclenche une série de convulsions signalant l’arrêt du combat. Étincelles de remords explosant comme des fleurs au printemps dans la tête de la créature, qui se contorsionne durant de longues minutes avant de finalement échouer dans un coma bienfaisant. L’homme au griffon à la phase deux. Plus confiant que jamais. Sachant que le plus simple arrive. Sa spécialité. La partie avec vraies cartes. Table 147. Mais il n’a pas son deck !